HERITAGE des ECHECS FRANCAIS

 

Toute la littérature échiquéenne indiquait depuis toujours qu'il n'existait aucun portrait de Deschapelles.

Or dernièrement, un livre publié par Robert Czoelner, présente un portrait d'époque. (1)

 

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DESCHAPELLES Alexandre Louis Honoré Lebreton

07/03/1780 (Ville-d'Avray)  - 27/10/1847  (Paris)

Joueur français qui fut considéré comme le meilleur joueur au monde entre Philidor et De Labourdonnais. On le connait surtout grâce à deux courtes biographies: l'article nécrologique que lui consacra Saint Amant dans Le Palamède en 1847 (2) et un chapitre du livre de l'écrivain anglais George Walker Chess and Chess Players paru en 1850. C'est dans ce livre que Walker lui attribua le surnom de "Chess King" (3). Sa vie est un véritable roman d'aventure.

Eléments biographiques:

Il nait dans une famille de la noblesse et loge au château de Versailles jusqu'à ses 10 ans, son père était maréchal de camp de Louis XVI. Il part ensuite à l'école militaire de Brienne (qui forma également Napoléon Bonaparte). A la révolution, sa famille émigre en le laissant en France. Sans soutien, il doit quitter l'école de Brienne lorsque celle-ci est dissoute en 1794, il embrasse alors la carrière militaire.

Carrière militaire:

Des travaux récents ont permis de reconstituer en détails, la carrière militaire de Deschapelles (4). Quelques faits saillants: il s'enrôle dans les armées de la République à 14 ans et s'illustre à la bataille d'Ettlingen (9 juillet 1796, il a 16 ans !). Il enlève une batterie autrichienne et en voulant la défendre, il est gravement blessé, sa main droite est tranchée d'un coup de sabre. Il fut nommé membre de la Légion d'Honneur le 1er juin 1804 (12 prairial de l'an XII dans le calendrier républicain) (5).

Par la suite il quitta le service actif pour l'administration militaire.

Lors des campagnes napoléoniennes en Espagne, il fut fait prisonnier le 18 mars 1809 et fut emprisonné sur les terribles pontons de Cadiz (des navires prisons). Il s'en évada le 1er mars 1810.

Image représentant un des pontons de Cadix. Des vaisseaux désarmés, transformés en prisons insalubres.

De retour en France après sa carrière militaire, il obtint un poste dans l'administration comme "entreposeur général des tabacs" à Strasbourg, mais après la chute de l'empire il se retrouva sans le sou et tenta de gagner sa vie en jouant aux échecs au café de la Régence.

Carrière échiquéenne:

Saint Amant raconte comment Deschapelles se vantait d'avoir appris les échecs en 1798, en entrant par hasard dans le café Morillon à Paris, lors d'une permission. Dans ce café jouait un élève de Philidor nommé Bernard, l'un des plus forts joueur de l'époque. Deschapelles disait avoir appris les règles du jeu le premier jour, avoir défié Bernard et perdu deux parties sur deux le deuxième jour, puis avoir gagné toutes les parties sauf une le troisième jour. Il disait même l'avoir vaincu en lui donnant l'avantage d'un pion et de deux traits ! Après avoir dominé les échecs en trois jours, il ajoutait: " Depuis cette époque, je n'ai fait aucun progrès et ne pouvais pas en faire. En trois séances au plus, et j'en juge d'après ce qui m'est arrivé, on doit savoir aux Echecs tout ce qu'on peut y apprendre et y devenir". (Walker raconte la même histoire, mais en quatre jours ...)

L'anecdote illustre à elle seule la psychologie de Deschapelles qui avait le caractère bien trempé et une haute opinion de lui-même. De manière analogue, il disait avoir battu tous les meilleurs joueurs prussiens au club de Berlin après la bataille de Iéna en 1806. Toutes ses rodomontades lui valurent de nombreux articles railleurs dans la presse anglaise. Saint-Amant écrit que lorsqu'il parlait: "C'était la dernière conversation de Socrate avec ses disciples par le recueillement et la soumission avec laquelle il fallait écouter. Le moindre mot, la plus légère observation, il s'arrêtait, et ne reprenait pour continuer, que lorsque le silence était revenu. En général on ne discutait pas avec Deschapelles, il aurait fallut se fâcher."

Il atteint l'apogée de sa gloire échiquéenne vers 1815-1820, pour devenir le meilleur joueur au monde. Comme nous l'avons vu précédemment, l'anglais Walker l'appelait le "Chess King", Saint Amant dans sa nécrologie va encore plus loin "...c'est en roi, en Pharaon, que nous traiterons notre illustre ami".

Lorsque Deschapelles se retira pour laisser la place à son élève De Labourdonnais, ce dernier qui pourtant dominait le monde des échecs sans partage ne cessa jamais d'appeler Deschapelles "mon maître". De Labourdonnais considérait toujours Deschapelles comme le meilleur joueur de Paris. En 1833, lorsqu'il publie son Nouveau Traité des Echecs, De Labourdonnais lui dédie le livre et écrit à la fin de la préface:

"La bienveillance et les conseils des plus habiles joueurs de Paris nous ont été d'un grand secours, et nous nous plaisons ici à leur en témoigner notre reconnaissance, et particulièrement à M. Deschapelles, le plus fort joueur d'échecs de notre époque, mais qui, malheureusement pour le progrès de ce jeu, y a renoncé depuis longtemps." (6)

Malgré toutes ces louanges, il est très difficile de dire quelle était la force réelle de Deschapelles, car il ne nous est parvenu que très peu d'exemples de son jeu. A cette époque il n'existait aucune revue échiquéenne, les chroniques d'échecs dans les journaux étaient à leurs balbutiements en Angleterre et n'existaient pas en France. De plus on ne notait pas les parties.

On ne connait que neuf parties ou fragments de parties de Deschapelles et il s'agit pratiquement toutes de parties à avantage. Deschapelles n'acceptait quasiment jamais de jouer à forces égales. La plupart du temps il jouait avec le pion f7 en moins et accordait à l'adversaire le droit de jouer les deux premiers coups ! Saint Amant écrit : " ... la partie de pion et deux traits, qu'il joua toute sa vie et qu'il connaissait à fond". C'était également un moyen de contrer les connaissances théoriques de ses adversaires. Il méprisait la théorie, se vantait de ne jamais avoir ouvert un livre d'échecs et jouait assez lentement les débuts car il devait tout découvrir par lui-même.

         

Les parties de Deschapelles

Les quelques résultats qu'il est possible de retrouver sont postérieurs à 1820, ils illustrent le déclin de Deschapelles et l'avènement de Labourdonnais :

En 1820-1821 les meilleurs joueurs anglais du moment, John Cochrane (1798-1878) et William Lewis (1787-1870), visitèrent Paris pour se mesurer à Deschapelles et De Labourdonnais.

En avril 1821, Deschapelles, De Labourdonnais et Cochrane se retirèrent dans un hôtel de St Cloud pendant un mois entier pour "jouer des poules", c'est à dire une rencontre triangulaire. Deschapelles donnait pion et deux traits à De Labourdonnais et Cochrane et ceux-ci jouaient à forces égales entre eux. Il existe de nombreuses versions du résultat exact de ce match à trois (7). Le consensus indique que De Labourdonnais gagna ses deux rencontres et Cochrane perdit les deux siennes. Deschapelles battit seulement Cochrane qui lui proposa de jouer un nouveau match à forces égales où Deschapelles devait gagner les deux tiers des parties pour rafler la mise de départ. Deschapelles a gagné ce match, mais St Amant indique que Cochrane a récupéré une partie de l'argent perdu dans les poules de St Cloud en gagnant "plus que le tiers des parties". Trois des parties de Deschapelles sont connues (8).

Egalement en 1821, Deschapelles joua contre Lewis au café Frascati situé Boulevard de Montmartre, avec l'avantage du trait et d'un pion (et non pas deux traits et un pion qui était "sa partie habituelle") et il perdit le match (+0-1=2), les trois parties sont connues (9).

L'émergence de son élève Louis Charles Mahé De Labourdonnais coïncida avec son retrait des échecs. Il est fort probable que Deschapelles, ne pouvant accepter d'être deuxième en quoi que ce soit, se retira alors des échecs pour se consacrer à d'autres jeux.

Par la suite il ne joua plus qu'occasionnellement en visitant de temps à autres le Cercle des Echecs de Paris au café de la Régence. A cette période, Saint-Amant dit qu'il a joué une trentaine de parties amicales contre lui, remportant la moitié d'entre elles (toujours avec l'avantage d'un pion et deux traits). Saint-Amant évoque aussi quelques "parties des Pions" entre Labourdonnais et Deschapelles. Pour rappel il s'agit d'une forme de jeu inventée par Legall, un joueur remplace une pièce par un certain nombre de pions (en général un des deux joueurs remplace sa Dame par 8 pions supplémentaires qu'il place où il veut au départ de la partie). A la fin des années 1830-début des années 1840, alors que De Labourdonnais était malade (il mourut en 1840), il sembla s'intéresser à nouveau aux échecs et en 1836 il lança un défi aux joueurs anglais (10). Il leur proposa de jouer sa partie favorite, avec pion et deux traits, mais aucun n'accepta de relever le gant. Enfin en décembre 1842, il joua cinq parties contre John William Schulten (?-1875), un joueur américain d'origine prussienne de passage à Paris (11). En donnant toujours l'avantage habituel de pion et deux traits, il remporta le match (+2-1=2). Schulten étant considéré comme un bon joueur de l'époque cela indique que Deschapelles conserva un bon niveau jusqu'à un âge avancé malgré peu de pratique.

Roi des jeux, roi du Whist:

Les échecs n'ayant plus ses faveurs, Deschapelles s'intéressa à d'autres jeux. De nombreux témoignages indiquent que dès qu'il s'intéressait à un jeu, il devenait très fort. Il joua au trictrac (l'ancêtre du backgammon), aux dames polonaises (appelées encore dames à la française, différentes du jeu anglais), de manière incroyable il devint un très fort joueur de billard alors qu'il n'avait qu'une main ! Mais le jeu qui fit sa gloire et sa fortune fut le Whist (l'ancêtre du bridge). Il semblerait qu'il ait gagné beaucoup d'argent autour des tables de Whist parisiennes. En 1840, il publia un Traité du Whiste (il avait décidé de franciser tous les termes concernant le jeu), quelques chapitres furent reproduits dans Le Palamède en 1842. Encore aujourd'hui, les manuels de bridge mentionne le "coup de Deschapelles" (12). Sa dextérité pour distribuer et trier les cartes d'une seule main était paraît-il impressionnante.

Carrière commerciale:

Les affaires de Deschapelles ne furent pas toujours florissantes. En 1816, il s'est tout d'abord lancé dans des affaires à St Petersburg, mais elles furent mal gérées sur place, malgré quelques voyages il ne put les faire prospérer (13). C'est à Paris qu'il fit fortune dans le commerce des melons ! Saint Amant dit qu'à cette époque il avait une sorte de maison de campagne au Faubourg du Temple, à proximité de la barrière de Belleville et que ses melonnières étaient les plus belles de Paris. Saint Amant parle d'un temps d'opulence où Deschapelles régalaient ses amis du café de la Régence dans des repas "de Gargantua".

Carrière politique:

Deschapelles était un fervent républicain et il joua un rôle très important dans l'insurrection des 5 et 6 juin 1832 contre la monarchie de juillet de Louis-Philippe. Cette insurrection est dépeinte dans Les Misérables, le roman de Victor Hugo. Après l'échec du coup d'état républicain, Deschapelles fut brièvement emprisonné puis relâché. On peut consulter à ce sujet les mémoires du préfet de police de l'époque (14). 

Au delà de cette histoire "officielle", l'implication de Deschapelles et ses motivations profondes sont toujours sujettes à caution: était-il un vrai républicain, était-il un agent double du préfet de police ou bien visait-il en fait le rétablissement de Charles X ? On peut consulter des travaux récents qui montrent que l'affaire reste très incertaine (15).

A la fin de sa vie il rédigea un projet de constitution qui fut publié peu de temps après sa mort.

La Loi du Peuple publiée en collaboration avec O'Reilly.

Disparition:

Deschapelles décéda le 27 octobre 1847 après 20 mois de souffrance, à cette époque il habitait au 29 rue Poissonnière. Le Palamède publia un bref avis dans son numéro daté d'octobre 1847 et la biographie par Saint Amant mentionné à plusieurs reprises dans cette notice parut dans le numéro suivant.

Le Palamède (1847) p.477

La nouvelle fut reprise par toutes les revues de l'époque, en Europe et même aux Etats-Unis.

The American Chess Magazine (1847) p.268

Deschapelles avait rédigé deux testaments (16) dans lesquelles il lègue tous ses biens à Mademoiselle Marie-Anne Caroline Lefebvre, sa compagne depuis plus de 20 ans. Il déclarait également vouloir "pour son corps, l'enterrement du pauvre" et souhaitait n'être "présenté à aucun culte". En fait il fut inhumé dans un premier temps le 29 octobre 1847 dans la fosse commune du Cimetière du Père Lachaise, puis transféré dans la concession perpétuelle de Caroline Lefèvre, qui  l'y rejoint en 1888, en 1967 sa dépouille est transférée à l'ossuaire du cimetière (17).

Son dernier testament indique également qu'il ne souhaitait voir paraître aucun avis dans les journaux, mais cette demande ne fut pas respectée (ou pas connue ...) et l'un des plus grands journaux parisiens publia une notice nécrologique, dans laquelle il n'est pas présenté comme le "chess king", mais comme le "roi du Whist" !?

La Presse 5 novembre 1847

 

 

Sources:

(1) Alexandre Honoré Deschapelles: The French King of Chess - Robert Czoelner (2011)

(2) Le Palamède - Pierre Charles Fournier de Saint Amant - article nécrologique (1847) p.500-515

(3) Chess and Chess Players - George Walker - Chapitre Deschapelles The Chess King (1850) p.38 / Le livre mentionne que ce chapitre a été écrit en 1839.

(4) Carrière militaire d'Alexandre Louis Honoré Lebreton Deschapelles - Pierre Baudrier (2010) page internet

(5) Fastes de la Légion d'Honneur Biographie de Tous les Décorés (Tome 4) - Lieyvins & Verdot & Régat (1844) p.367 / Son dossier de demande de la légion d'honneur est en ligne sur le site du ministère de la Culture, dans le cadre de la base de données Léonore, avec des documents signés de sa main. On y remarque également un document signé de son père qui parle de lui comme "mon fils Alexandre". Alexandre devait donc être son prénom d'usage. Bizarrement Saint Amant indique qu'il a perdu la main à la bataille de Fleurus (26 juin 1794), alors que Deschapelles lui-même dans sa lettre de demande indique qu'il la perdue le 21 messidor an 4, c'est à dire le 9 juillet 1796.

(6) Nouveau Traité des Echecs - Louis Charles Honoré de Labourdonnais - (1833) Avertissement page iv

(7) Le Temps des Combats de Géants - Rod Edwards (2009) publié sur le site du Chess Café, résume de manière exhaustive toutes les possibilités.

(8) Le Palamède - Pierre Charles Fournier de Saint Amant - article Trois parties d'échecs entre MM. Deschapelles et Cochrane (1844) p.313-320

(9) Chess and Chess Players - George Walker - Chapitre Deschapelles The Chess King (1850) p.51-53 / Le Palamède - De Labourdonnais & Mery - article Défi entre M. Deschapelles et M. Lewis (1836) p.318-322

(10) Le Palamède - De Labourdonnais & Mery - article Défi de M. Deschapelles (1836) p.208-216 retraçant les échanges de lettres entre Londres et Paris.

(11) Le Palamède - Pierre Charles Fournier de Saint Amant (1843) p.14

(12) Le coup de Deschapelles expliqué dans Wikipedia.

(13) Biographie Universelle et Portative des Contemporains (Tome 5) - Rabbe & Vieilh de Boisjolin & Sainte Preuve (1836) p.149

(14) Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police, écrits par lui-même - Henri Joseph Gisquet (1840) p.201

(15) Deschapelles, un bilan - Pierre Baudrier (2010) page internet

(16) Europe Echecs - Pierre Baudrier - article Les Testaments de Deschapelles (juin 1980) p.270 reproduit les deux testaments de la main de Deschapelles.

(17) Site des amis et passionnés du Père Lachaise.

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En complément à ce texte, voici la copie de la notice concernant Deschapelles dans

Biographie Universelle et Portative des Contemporains (Tome 5) - Rabbe & Vieilh de Boisjolin & Sainte Preuve (1836) p.149

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Autres sources échiquéennes:

- Chess Personalia - Jeremy Gaige (1987) p.91

- Dictionnaire des Echecs - François Le Lionnais et Ernst Maget (1974) p.110

- The Oxford Companion to Chess - David Hooper et Kenneth Whyld  (1992) p.105

- Le Nouveau Guide des Echecs - Nicolas Giffard et Alain Biénabe (1993) p352 p.811

- Deutsche Schachzeitung - (1848) p.156 / p.327

- Cahiers de l'Echiquier Français - (1930) p.132-137

- Europe Echecs - Roland Lecomte (1967 février) p.3

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© Dominique Thimognier (Reproduction interdite sans autorisation)

 

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